Dédales
LA RAISON DU PLUS FOU
Interview
Propos recueillis par Bernard Achour, Les Années Laser
Dans Dédales, le rare René Manzor propose une vision de la folie qui lui a demandé un investissement tout particulier.
Les Années Laser : Avant de vous lancer dans Dédales, manifestiez-vous déjà un intérêt particulier pour la psychiatrie en général et la schizophrénie en particulier ?
René Manzor : D’abord, Dédales ne parle pas de schizophrénie, mais du Syndrome de Personnalité Multiple. Pour résumer à grands traits, les schizophrènes sont en relation avec des personnes imaginaires qui leur sont extérieures. Chez les multiples, ces personnes imaginaires sont à l’intérieur du patient. Ce sont des individus indépendants qui partagent le même corps, exactement comme une famille partage la même maison. Ils en prennent le contrôle tour à tour. Certains d’entre eux se connaissent, d’autres pas. Ils ont chacun des charactères, des goûts, des souvenirs propres. J’ai découvert cette pathologie par hasard, aux Etats-Unis. Un ami infirmier psychiatrique m’a parlé d’un des patients dont il s’occupait, et qui renfermait vingt-quatre personnalités différentes. Mon premier réflexe a été celui de Monsieur Tout Le Monde : j’ai éclaté de rire. Vexé par ma réaction, il est revenu plus tard avec un entretien video de ce patient. En le visionnant, j’ai immédiatement compris qu’il ne simulait pas.
D’où vous est venue cette certitude ?
En travaillant régulièrement avec des comédiens, un metteur en scène cottoie la simulation en permanence. Il est donc, un peu plus qu’un autre, à même de déceler une supercherie. Là, ce qui m’a sauté aux yeux, c’est l’absence de jeu. Le côté vrai, cru de ce que je voyais. Le malade ne faisait pas un numéro. Il n’avait même pas conscience d’être filmé. Il incarnait tout ce qu’on recherche avec les comédiens quand on essaye, ensemble, de gommer, de notre travail, toute trace de représentation afin d’atteindre une crédibilité maximale.
Il était en quelque sorte l’acteur ultime...
Il était quelqu’un d’autre, mais sans rien maîtriser. Comme s’il était possédé.
Sur le DVD de votre film, tous les acteurs avouent avoir été très choqués à la lecture du scénario...
Peut-être ont-ils éprouvé la même peur et la même attirance que lorsque j’ai découvert la vidéocassette de mon ami infirmier ? Ils se sont demandés, comme moi, si c’était « possible », s’ils seraient capables de jouer « ça », et mon rôle a été de les convaincre sur tous ces points.
Comment avez-vous concilié cinéma de divertissement et respect de la maladie ?
C’est de ma rencontre avec la maladie qu’est née l’idée du film. Si j’étais allé la chercher pour en tirer une intrigue, j’aurais sans doute emprunté la pire direction possible, la plus calculatrice, la moins digne, la moins crédible, aussi. Ici, c’est la connaissance de la maladie qui a dicté l’intégralité de mes choix. Jusqu’à la structure schizoïde du film. Je me suis plongé dans six mois de recherche, j’ai rencontré des malades, j’ai parlé avec des docteurs, et j’ai lu une montagne de littérature médicale exclusivement américaine, car le Syndrome de Personnalité Multiple est souvent associé, en Europe, à la schizophrénie.
Pourquoi en avoir fait un thriller ?
Parce que les patients qui en sont atteints sont des mystères en eux-mêmes. Le genre du suspense s’est donc imposé tout seul. Mon principal objectif était justement que le public ne le soit pas, objectif. Je voulais donner une vision intérieure, absolument subjective, de cette affection. Sans aller jusqu’au documentaire, les effets « divertissants » devaient coller à la réalité médicale. Tous les rebondissements et effets du film sont liés aux symptômes de la maladie. Raconter l’histoire de l’intérieur, c’est essayer de faire, du spectateur, le malade. Le rendre multiple. Le mode de pensée du malade devient le sien. Et il ne retrouve la réalité que lorsque le patient la retrouve. Tout au long du film, et jusque dans sa conclusion, je n’ai jamais triché.
Ni exagéré ?
Non. Dès l’écriture, « ne pas mentir » était une exigence absolue. Mentir, c’était perdre toute crédibilité. Le malade de ma cassette ne mentait pas. Le film devait pouvoir supporter plusieurs re-visions. La vérité devait être filmée. Chaque plan devait contenir sa part de résolution.
On peut presque généraliser en disant que les fous ont tout perdu, sauf la raison...
Oui. La folie c’est tout sauf le chaos. C’est une horlogerie bien plus précise que la raison.
Une autre généralité, un peu facile peut-être : peut-on dire que le métier de cinéaste soit une façon d’évacuer des « personnalités multiples », et en l’occurrence les vôtres ?
Pour ce qui est de la mise en scène, je ne pense pas, puisque ce travail consiste au contraire à maintenir la vision globale, unique, d’une même histoire. En revanche, pour ce qui est de l’auteur, je suis d’accord : on sort de soi toutes sortes d’univers qui correspondent forcément à des aspects plus ou moins cachés de ces différents « moi » qui nous composent. Mais là où votre théorie s’applique le mieux, c’est pour les comédiens. L’expression maîtrisée de leurs « personnalités multiples » constitue même l’essence de leur profession.
À ce propos, comment avez-vous dirigé Sylvie Testud et les cinq personnalités qui l’habitent dans Dédales ?
Je souhaitais qu’elle soit convaincue intérieurement de la direction que je voulais lui faire emprunter, et c’est pourquoi j’ai attendu la 2e semaine de répétition avant de lui montrer le malade de la vidéocassette. Je l’ai laissée aborder son rôle, ou plutôt ses rôles, sur la base de l’imaginaire, puis j’ai confronté son travail à la réalité. À partir du choc que lui ont procuré ces documents, nous avons éliminé tout ce qui relevait du jeu pour aboutir à la sincérité absolue qui caractérise le comportement des multiples.
Êtes-vous intervenu sur le transfert audio-vidéo du master destiné au DVD de Dédales ?
Pour l’image, il fallait absolument conserver le stupéfiant travail du chef opérateur, Pal Gyulay : son grain, sa lumière, ses couleurs, terriblement subjectives. Quant au son, les spectateurs devaient se retrouver dans la tête du multiple. La dynamique et la spatialisation des murmures et des déjà-vu sonores devaient se retrouver dans les installations domestiques.
Comment se fait-il que vous n’ayez tourné que cinq films depuis Le Passage en 1986 ?
Vous savez, un film, quand vous l’écrivez et le réalisez, c’est deux à trois ans de votre vie, en tout cas pour moi. Après le succès du Passage et l’échec de 36-15 Code Père Noël, j’ai suivi les propositions de travail qu’on me faisait. Comme elles venaient de Los Angeles, je suis parti là-bas. Et même si j’ai énormément appris en travaillant pour des gens comme Spielberg à l’écriture ou George Lucas à la réalisation comme pour Les Aventures du jeune Indiana Jones, je me suis éloigné de la France. Cela dit, je n’ai jamais eu le “rêve américain”, et quand Christian Fechner m’a proposé Un Amour de sorcière, j’ai sauté dessus. Il n’en demeure pas moins que, même si le film a marché, il reste la commande d’un grand producteur, pas une demarche personnelle. En repartant aux États-Unis, j’ai écrit Monsieur N pendant deux ans, et je me suis retrouvé. Aujourd’hui, je ne veux pas choisir entre les deux côtés de l’Atlantique, entre la réflexion et la distraction. Je veux les deux. Et je crois que Dédales va dans ce sens.
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